Suite improvisĂ©e de passage Ă Gennetines pour le Grand Bal de l’Europe, Ă©vĂšnement qui rassemble des milliers de danseurs de danses traditionelles europĂ©ennes (« folk ») : mazurka, polka, polska, valse, bourrĂ©, chapelloise, tarentelle, fandango, sardane, rigaudon, quadrille, horo, gavotte, an-dro, serrinha, la liste est infinie. Une seule contrainte : une page par texte â et voir comment la contrainte peut ĂȘtre transgressĂ©e. En deux temps : lĂ et ici.
4.
La mouche, de ces mouches vertes dont on se mĂ©prend sur les goĂ»ts culinaires, Lucilia sp., dont les vers sont utilisĂ©s en asticothĂ©rapie pour nettoyer les plaies en ne s’attaquant exclusivement qu’aux chairs nĂ©crosĂ©es, est posĂ©e devant sur la table (ces tales de fĂȘtes de village qu’on doit aller chercher aux Services Techniques de la Mairie), la mouche d’un coup sec s’envole, un milliĂšme de seconde, son agilitĂ© n’a pas de mots, chandelle droite comme un I, puis revient se poser exactement au mĂȘme endroit, comme si ce point prĂ©cis de la table avait Ă©tĂ© marquĂ© ; je vois bien que c’est le mĂȘme, moi, parce que juste Ă cĂŽtĂ© il y a un petit nĆud que le bois a fait. (Est-ce que l’arbre a conscience qu’il danse lorsqu’il Ă©volue de la sorte, comme ces frĂȘnes sous lesquels j’Ă©cris, dans le vent qui vient annoncer la pluie, ou quand il craque et se tord dans la flamme qui le ravage et le mange, la flamme du feu de joie que tout appelle ici, n’Ă©taient les panneaux redondants stipulant expressĂ©ment lâinterdiction de la moindre Ă©tincelle ?)
(Et puis est-ce que le nĆud est apte Ă la danse, lui qui est la trĂšs sensible incarnation du liber qui se mĂ©lange, de la vie qui se noyaute et s’embryonne, et se rassemble, chignole inverse, spire goulue ?)
Les tables sont longuement lavĂ©es (et Ă grandes eaux !) de la nuit au matin et chaque matin l’armada de bĂ©nĂ©voles rince (Ă grandes eaux !) et cire les parquets pour la nuit qui vient.
Les corps Ă©bouriffĂ©s, dispersĂ©s dans le pĂ©rimĂštre, visages effarĂ©s de fatigues et blancs, et de musique aussi, et du reste, engoncĂ©s dans leurs propres reflets, dans leurs propres replis QuechuaÂź, extĂ©nuĂ©s, reposĂ©s comme des pieux, aussi vifs que, Ă mĂȘme le sol, et on installe par ailleurs la sonorisation, on graisse les cordes et affute les archers, on dĂ©sĂ©charde, la pĂ©nombre va venir ensevelir tout le paysage d’un voile nĂ©cessaire qu’on en finisse avec la lumiĂšre du jour et peu importe si la pluie, Lucien va retrouver Lucienne et KĂ©vin Apollonie, les premiers bouchons sautent, cette mouche n’est plus qu’un souvenir, son geste de nerf saccadĂ©, rĂ©flexe lui-mĂȘme devenu danse, les branches du frĂȘnes accompagnent les nuages, les corps sont debout, peut-ĂȘtre moins pimpants, plus dressĂ©s, plus affairĂ©s, plus offerts encore, la foule est une pluie de bras et de jambes, les pieds choquent, les yeux envoient de lames qui ne tuent pas (ou alors qu’au travers de petites morts), toutes MĂ©duses inverties, celles qui dĂ©pĂ©trifient, qui animent au contraire les corps, la musique s’Ă©lance, le Centaure vient t’enlacer de ses bras musculeux, la musique abrutit, la danse enveloppe les parois (quelles qu’elles soient) et congĂšle toute douleur, qui ne sera qu’une Ă©charde passagĂšre pour du rĂ©el, la grande aiguille tourne comme tourne le cercle toujours plus Ă©pais du groupe, toutes les langues ne sont plus qu’un corps, il n’y a pas de limite, tu ne sais plus distinguer la salive de la sueur ni le sperme de la biĂšre ou du cidre, tu tournes sur toi-mĂȘme et tu fais se remuer la terre, tu tournes et tu tournes et tu tournes et tu tournes encore, il n’y a plus personne, tu gravites, Ă©panouie, au centre de toi-mĂȘme, tout le rĂ©el est ton satellite, tu es la reine ce soir, le monde est Ă tes pieds.
5.
Maintenant je prends conscience, oui, maintenant, et maintenant seulement, je prends conscience, oui, maintenant, je prends conscience du centre. Et mĂȘme, je dirais, du centroĂŻde. On Ă©tait paumĂ©, pratiquement au centre du territoire national, Ă mille lieux de la moindre petite frontiĂšre nationale. On Ă©tait au fin fond du plus loin.
J’ai subitement pris conscience de cela, oui bien que j’entrevoyais, je cernais le problĂšme depuis le dĂ©but. Ma douleur m’avait-elle aveuglĂ©e ? Elle qui tirait toute la couverture Ă elle et rĂ©clamait tous les suffrages et les attentions ? Le dĂ©calage, le dĂ©sĂ©quilibre.
Le boitement. Trente-cinq années, de.
Trente-cinq annĂ©es et le Grand Bal de l’Europe pour comprendre que c’est le boitement la solution. On ne sait pas sur quel pied danser ? Qu’Ă cela ne tienne. Dansons, et dansons sur les deux pieds. Peut-ĂȘtre la danse, comme la musique, mais enfin c’est le rythme, et puis lĂ il est dedans, le rythme donc, peut-ĂȘtre ce dĂ©hanchement (ce manque d’Ă©quilibre, cet Ă©quilibre mĂȘme) pour aller… droit ?
Non.
N’importe quoi. La danse ne fait qu’effleurer le problĂšme. La danse ne s’occupe que de corps, elle se contrefout pas mal de savoir ce qui les habite. D’ailleurs ils l’ont compris, la plupart, ici. Pas comme toi Ă vouloir lutter contre la danse (impossible victoire Ă ce combat).
Ce n’est pas un festival de danse, c’est un marchĂ© aux bestiaux. Lorsque tu mets de cĂŽtĂ© les musiciens â leur cas est dĂ©sespĂ©rĂ© â , puis aussi les Anciens â qui viennent se leurrer Ă frĂŽler leur jeunesse de place populaire et de lampion de la LibĂ©ration ; lorsque tu Ă©cartes encore les pochetrons, les babos revenants Ă©maciĂ©s, les curieux, les fadas, les enfants, les Ă©garĂ©s ; lorsque tu enlĂšves les professeurs des Ă©coles et que tu ĂŽtes les professeurs du second degrĂ©,
reste la masse des corps brĂ»lants, les vĂȘtement de soie ou de lin (les beaux habits !), la jambiĂšre et le corset Ă n’en pas douter et peut-ĂȘtre les jarretelles, la chaleur fraiche de corps qui se cherchent, les bras qui tirent vers le torse et les cuisses qui font l’Ă©tau, tout ce qui vient aguicher les sexes, il est lĂ au centre le centroĂŻde, l’Ćil irrĂ©sistible des cyclones, tout parĂ© grimĂ© maquillĂ© pour passer en lĂ -dedans, et dĂ©faire l’approche depuis la danse de repĂ©rage (en groupe) Ă la chorĂ©graphie du dĂ©sir (en couple), oĂč se parent les poitrines et se tendent les verges qui Ă trop vouloir percer succombent Ă leur propre mĂ©at, habile mĂ©lange de musique et d’ivresse, de rythme imposĂ© Ă la salle comme Ă la nuit, le corps est autel et la grĂące une Ă©tincelle et la communion est orgiaque et le corps est sacrifice offert Ă lui-mĂȘme, et l’Ćil agrippe au moyen d’un Ă©cho et la mazurka et la valse, tu es ensorcelĂ©e, emportĂ©e et saoule de tourner oĂč tu ne effondras qu’au coup de g…
6.
Et la danse créa la femme.
Car ici (comme ailleurs !) c’est un sujet rare et flottant, aussi Ă©lĂ©gant que hautain â et trop nombreux pour satisfaire tous â comment rĂ©soudre cette tragique Ă©quation â il faut en passer par lĂ â il faut passer par elle â et tant pis si pour ce peu elle danse avec une autre, en patience â et la voilĂ Ă toi â et tu n’as qu’une seule tĂąche en ce bas-monde, lui faire tourner la tĂȘte, et pour ce faire projeter ce dans un double mouvent (centrifuge : tout autour du centre de la piste â la petite aiguille) â (centripĂšte : vers toi, vers le plus de toi , vers le plus intime de toi, lĂ oĂč et le dard de l’aiguille, et le dĂ©sir, et le centroĂŻde cohabitent), et cette tĂąche n’est ni simple ni donnĂ©e Ă tous, ni pas ingrate ni pas radicale, ni pas ridicule, ni mĂȘme pas de la plus capitale exigeance,
la voilĂ dans tes bras c’est le monde Ă ses pieds que tu reprĂ©sentes et t’entĂȘtes Ă lui donner, lui abandonner, cette adhĂ©sion qui est adhĂ©sive, cet sympathie, cet unisson, ne pas se mĂ©prendre, ne pas forcer, ne pas renverser, allier le courage de la grĂące (sa folie en somme) avec le concret de l’Ă©phĂ©mĂšre (sa mort quoi), avance, danse, avance, danse, oublie, oublie tout, oublie toi, oublie la, la traque n’a de de chance de rĂ©ussir que si tu agis de biais, torse est ta volontĂ© et oblique est la danse, avance, danse, recule, porte et projette, retiens et enserre, aime, embrasse et aime, si tu veux caresser ce corps, tu n’as d’autre choix Ă prĂ©sent que de marcher avec elle, que de fondre sur elle, sans qu’elle ne s’en rende compte, tu dois la dompter en donnant l’air d’ĂȘtre son domestique, car c’est Ă sa faveur que tu maĂźtriseras ton propre pas, ton propre corps, ton propre oblique, ton propre dĂ©raillement, sans vergogne ni sans honte (je pose une distinction, lĂ ), c’est le plus simple des attachements et le plus attendrissant des suicides, c’est l’offrande, l’abandon, avance, danse, recule, avance, fonds-toi dans la foule de sorte qu’elle fonde en toi, elle est prĂȘte et tu le sens, elle n’attend plus que ça, la moiteur de ses aisselles ne trahit qu’Ă peine la chaleur de son bas-ventre, tu le sens contre toi, elle bout et elle est Ă toi, elle est toi, Vous n’entendez plus rien autour
que le Monde qui Tourne.