Ce texte [Acte 1, scĂšnes V] appartient Ă De par la ville de par le monde, un roman en cours d’Ă©criture, en six actes et soixante-douze chapitres, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delĂ , sporadiquement mis en ligne ici… et exposĂ© lĂ .
Octave-devenu-Auguste pense souvent au temps d’Octave pas encore Octavien (>13)… Ces histoires de noms… La Bouche est endormie complĂštement Ă prĂ©sent, elle est mĂȘme fermĂ©e. Elle ne profĂšre plus de noms.
Octave, quand il est adoptĂ© officiellement par Jules, c’est-Ă -dire â encore un fait Ă©tonnant â lorsqu’on ouvre, les mains moites, le testament du dictateur dans la maison de Marc Antoine (et au grand dam de celui-ci, puisque Octave reçoit les deux tiers de sa richesse en plus de son hĂ©rĂ©ditĂ©), et alors que le principal intĂ©ressĂ© est toujours en Orient avec Agrippa (>13, 14, 15), Octave donc reçoit le surnom d’Octavianus, surnom un peu dĂ©risoire qu’il refusera toujours (ce sont d’ailleurs surtout les historiens qui l’emploieront).
Ces noms. Auguste prĂ©fĂšre encore les noms qu’il intime Ă ses « conquĂȘtes » de recevoir, ses conquĂȘtes (comme la Bouche), mimant en cela des titres que le spqr aurait pu ou pourrait lui confĂ©rer (LAV 5 : « Dans ses nuits Ă©chevelĂ©es, le primusinterpares aimait de faire appeler par tous les noms [que nous refusons de traduire par pudeur] : totus puer victus, irrumator quae canis, lupatria majoris maialis, stipes mollis, apollonis divus coelus…« ).
Aussi aimait-il appeler en retour ses conquĂȘtes (occupationes) spqr. Spqr ! Spqr ! Suffragium tuus ut mihi dubium est recte atque ordine imperatorem opus meum, lit-on, par exemple, dans LAV 5.2.
Opus meum… sur la terrasse devant la mer, dans la maison de toutes parts cernĂ©e des terres, Octave rĂ©flĂ©chit Ă son Ćuvre. Depuis qu’il est tout jeune homme, il sait, en son for intĂ©rieur, qu’il Ă©crira une grande Ćuvre… mais il ne sait pas encore quelle forme cette Ćuvre prendra. Les grenouilles lui ont intimĂ©. Un ordre est une promesse. Avant le jour fatidique â sur lequel nous reviendrons â rĂ©digĂ© entre le 13 septembre 45BEC et [SuĂ©t., JC 83] (qui le relate), oĂč il est Ă©crit que CĂ©sar donne Ă Octave un nom1, Octave a bien suivi quelques Ă©tapes du cursus honorum classique, mais se voyait plutĂŽt artiste, poĂšte peut-ĂȘtre, de la trempe de ceux qui aujourd’hui l’assistent, Ovidius, ou Virgilius, ou alors architecte, comme ce Vitruvius qui lui dĂ©die des livres (des livres trĂšs chiants d’ailleurs, mais il a un beau cul) : son Ćuvre, si elle existait, aurait Ă voir avec la transformation des espaces, les agencements dans le monde2. Mais justement pas un artiste « au service », pas un artiste sur commande, pas un institutionnel ; un genre dâartiste libre, composant en toute libertĂ© comme sur son Ăźle son Ćuvre qui, par ailleurs, se devait d’ĂȘtre totale, englobante. Un homme du monde pour une Ćuvre mondiale.
Sans doute l’une des raisons de l’Ă©lection de cette Ăźle, pleine de bouches et de silence dans les bouches. Et d’eau autour des silences, comme les Ă©thers autour du globe apparu en rĂȘve.
L’Ăźle est un monde entier, totus, complet. Facile Ă terraquer.
Aussi faudrait-il trouver un titre Ă souffler Ă spqr, un titre qui soit digne de cette vocation. Parce qu’un nom, aprĂšs tout, n’est-ce pas aussi un titre, le titre d’une Ćuvre, d’une Ćuvre en cours ou d’une Ćuvre Ă venir ? Non pas un titre exubĂ©rant, un titre plein de morgue ou de solennitĂ© compassĂ©e, feinte, surannĂ©e, mais un bel et beau nom, que la langue recĂšle sans aucun doute (les bouches portent toutes les langues, et les langues tous les mots possibles).
Sator… artifex… conditor… bof.
Faber… fautor… Mmm…
Quelque nom qui Ă©voque la sĂšve, la jouissance, le sang qui enfle le membre, le plaisir de ce qui vient au monde, comme le printemps ou l’orage ! Fautor… fabricator… factor… non… Aug… au… mmm… auctor, oui ! VoilĂ ! Auctor ! Auctor ! Spqr, appelle-moi auctor ! Nomme-moi auctor ! Dans ta libertĂ© de conscience et ta libertĂ© de mouvement, nomme-moi auctor, c’est un ordre !
N’Ă©tait-ce pas auctor, pense-t-il aprĂšs coup, que rĂ©pĂ©taient depuis son plus jeune Ăąge, les grenouilles du marais : auctor ! auctor !
La bouche se réveille ébahie (si on veut) devant Octave imitant tant bien que mal les coassements pour vérifier si cela donne bien auctor ! « Tout va bien mon seigneur ? Vous étouffez-vous ? » Il reste interloqué, et chasse la bouche.
Vite le futur empereur compulse les volumines de sa bibliothĂšque, les classiques, les anthologies, et retrouve ce petit volumen que sa mĂšre lui avait offert pour ses huit ans, un petit recueil de poĂ©sies du passĂ©, et il tombe comme par hasard sur ces vers d’Ennius (SuĂ©tone sera bien forcĂ© de le recopier docilement : sicut etiam Ennius docet scribens) : Augusto augurio postquam inclita condita Roma est.
Augustus… augere. Romulus du reste n’avait-il pas lui-mĂȘme reçu un augurium augustum au moment de la fondation de Rome ? VoilĂ un projet : refonder la ville. Poser de nouvelles fondations, Ă la fois ensevelir la mĂ©moire, oblitĂ©rer la gĂ©nĂ©alogie, mais gonfler la tradition, se couler comme un mĂ©tal fondu dans les plus petits interstices de l’institution, racines, en-dedans et, en dehors, porter cette ville, comme des boutons ivres de lumiĂšre, vers de nouveaux cieux ! (Ou ivre de pierre : faire de la brique le marbre !)
En 28BEC, la bibliothĂšque du Palatin fut inaugurĂ©e (au sens oĂč, ayant une fonction politique prĂ©cise, elle devait ĂȘtre rendue sacrĂ©e par Jupiter3). L’annĂ©e suivante, le SĂ©nat confĂ©rerait Ă Octave un Ă©quivalent des pleins-pouvoirs : non pas, comme ce fut le cas par le passĂ© et jusqu’au IIe siĂšcle BEC avec une mission destinĂ©e Ă s’arrĂȘter dans le temps (Sylla, puis CĂ©sar transgresseront toutefois cette charge exceptionnelle, l’un en Ă©tant nommĂ© dictateur sans limite de durĂ©e, l’autre dictateur pour un an, puis pour dix annĂ©es, puis Ă vie) mais, au terme d’une vĂ©ritable rĂ©volution des institutions (Syme, passim) : dans une Rome Ă©puisĂ©e par les guerres civiles, comme Octave a rendu les pouvoirs extraordinaires dont il a dĂ» user dans la guerre contre Antoine et ClĂ©opĂątre, dĂ©mocratiquement, le spqr, en retour, lui confie le titre de consul, une potestas supĂ©rieure en auctoritas (droit de veto dans tout l’Empire, et assujetti Ă aucun autre veto, l’imperium procondulaire dĂ©cennal (rĂ©novĂ© en 19BEC) sur les provinces impĂ©riales et leurs revenus (c’est-Ă -dire les provinces non gĂ©rĂ©es par le spqr, i.e. non pacifiĂ©es, et oĂč reste un gĂ©nĂ©ral), le titre d’Augustus, littĂ©ralement « digne de vĂ©nĂ©ration et d’honneur », celui de Princeps (premier citoyen) ; en 23BEC il sera Ă©galement consul Ă vie et en 12 pontifex maximus ; en outre, Octave devenu Auguste de fait se prĂ©sente maintenant comme Caesar divi filius (son pĂšre adoptif est divinisĂ© en Divin Jules, CĂ©sar devient Ă prĂ©sent un titre dynastique) : il accepte les symboles honorifiques et quasi religieux de la couronne civique de chĂȘne, accrochĂ©e au seuil de la maison, mais il refuse (contrairement Ă CĂ©sar) les Ă©lĂ©ments qui rappelleraient trop la royautĂ© : le sceptre, le diadĂšme, la toge pourpre. Spqr, pas susceptible, installe dans la curie un bouclier associant Auguste aux valeurs cardinales de la rĂ©publique : virtus, pietas, clementia, iustitia4.
Mais Ă cĂŽtĂ© de la connotation romaine, urbaine, d’auguste (digne de rĂ©vĂ©rence) il y a l’augere du passĂ©, avec un sens plus pragmatique et religieux, pratiquement « sacré », surtout dans les provinces orientales.
Revenu vainqueur, on (on = spqr, en la voix de Lucius Munatius Plancus, qui en matiĂšre d’urbanisme s’y connaissait puisqu’il avait lui-mĂȘme dĂ©limitĂ© Ă l’araire les limites de la ville nouvelle de Lugdunum (et aussi de [Aug.] Raurica, actuelle BĂąle)) propose au nouveau roi au nouveau dĂ©cideur de lui confĂ©rer le titre de Romulus, en tant que nouveau fondateur de la nouvelle ville de Rome, mais Octavien, malin, refuse. C’est alors qu’on dĂ©cide de ce nouveau titre (peut-ĂȘtre soufflĂ© par l’intĂ©ressĂ© lui-mĂȘme) :
Augustus potius [vocatus est], non tantum novo sed etiam ampliore cognomine, quod loca quoque religiosa et in quibus augurato quid consecratur augusta dicantur, ab auctu vel ab avium gestu gustuve.
« Il fut surnommĂ©] plutĂŽt Augustus [que Romulus] non seulement parce que ce titre Ă©tait nouveau mais encore parce quâil Ă©tait plus significatif, parce qu’aussi les lieux oĂč certaines choses sont consacrĂ©es par les augures sont dĂ©clarĂ©es augustes, d’aprĂšs l’expression auctus « le garant ou plĂ©nitude de chance » ou de avium gestu ou gustu « par le mouvement » ou « par la nourriture des oiseaux », ainsi que l’indique ce vers dâEnnius : « AprĂšs que lâillustre Rome eut Ă©tĂ© fondĂ©e sous dâaugustes augures5 »
Se glisser dans les pannes de l’institution, lui dĂ©montrer dĂ©votion et soumission, quel chemin moins scabreux pour activer une rĂ©volution ? Ce n’est pas une rĂ©volution, c’est une page nouvelle dans un livre ancien, une page blanche, une page Ă blanchir, une Ćuvre donc, pour l’histoire, quitte Ă raturer les pages qui ont prĂ©cĂ©dĂ©…
Octavien devenu Auguste dĂ©laisserait de plus en plus Capri, et le Palais Ă la mer, et le musĂ©e en plein air : c’est dans la bibliothĂšque que s’ingĂ©nieront les nouveaux rouages, faits de mots, de signes, de symboles.
Le jardin des merveilles, sujet aux intempĂ©ries, se dĂ©grada. Des pillages se succĂ©dĂšrent. Les armes des hĂ©ros et les ossements des bĂȘtes fantastiques retourneraient ainsi Ă l’anonymat et Ă l’infamie. L’empereur suivant, TibĂšre, lui, chĂ©rirait Capri, mais il choisira une autre position sur l’Ăźle (>6), et qui sait si la villa d’Auguste ne devint pas en quelques annĂ©es une ruine Ă©lĂ©gante, un tas de pierre venu s’ajouter aux pierres qui font de l’Ăźle sa beautĂ©.
L’Ăźle nouvelle serait ailleurs, c’est dĂ©cidĂ© ici : justement, sur les hauteurs du mont Palatin, lĂ mĂȘme oĂč Romulus lui-mĂȘme changea le destin du monde.
Un tel livre est-il possible ? Comment embrasser ainsi l’histoire mais aussi les histoires, les figures, mais aussi les visages, comment rĂ©ussir Ă Ă©crire quand aprĂšs tout il est surtout question d’effacer ? Quelle est la singularitĂ© de ce nouveau livre ? Quelle pourrait ĂȘtre la langue choisie alors par cette bouche, toujours nouvelle, toujours renouvelĂ©e ? Quelle parole pour le fauteur ?
- in ima cera Gaium Octauium etiam in familiam nomenque adoptauit, SuĂ©t. JC 83 ↩
- Aug. Quart. 55 : dispositiones in mundo ↩
- Encore une histoire d’augere/augure… ↩
- Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrĂ©tien 24 : « Le rĂŽle d’empereur romain Ă©tait d’une ambiguĂŻtĂ© Ă rendre fou (âŠ) Un CĂ©sar devait avoir quatre langages : celui d’un chef dont le pouvoir civil est de type militaire et qui donne des ordres ; celui d’un ĂȘtre supĂ©rieur (mais sans ĂȘtre un dieu vivant) vers lequel monte un culte de la personnalitĂ© ; celui d’un membre du grand conseil d’Empire, le SĂ©nat, oĂč il n’est que le premier parmi ses pairs, qui n’en tremblent pas moins pour leur tĂȘte ; celui du premier magistrat de l’Empire qui communique avec ses citoyens et s’explique devant eux » ↩
- Svet. Aug. VII. ↩