Chapitre 4. Investigation

 

1. Au village, tous s’étaient résignés.

Gamin avait fugué, ou il lui était arrivé quelque chose. Le maire, le curé, le monde entier était passé chez le vieux Sorel et sa femme, et tous les avaient assurés de leur soutien. Le vieil homme, raide dans son attitude, s’était peut-être un peu assoupli. Sa femme était sèche aussi à recevoir tous ces gens. Après tout, quelqu’un se disait en son for intérieur, le Gamin n’était pas de leur sang !
Mais parmi ses frères et sœurs, qu’ils considéraient tous comme leur frère, ce n’était pas la même chose. L’une des sœurs en particulier, Violette, ne parvenait pas à se résoudre à l’échec, à la résignation. Pour elle, il était clair que Gamin n’avait pas rencontré de malheur, mais qu’il s’était tout bonnement enfui.

Violette avait quelques semaines d’écart avec Gamin (elle savait elle qu’il n’était pas possible qu’elle fût sa sœur), elle était, de ses frères et sœurs, celle dont il était le plus proche. Elle l’appréciait pour sa sensibilité, son intelligence, son respect des choses de la vie et de la nature. Elle se promenait souvent avec lui par monts et par vaux et surtout dans la forêt. Il savait le nom des arbres, des oiseaux ; il les imitait ; il la faisait rire.

Dans la pièce misérable qui leur servait de chambre, elle fouillait les affaires de Gamin, un petit coffre rempli de feuillets… elle savait qu’il écrivait, mais elle découvre qu’il avait écrit vraiment beaucoup !

Des dizaines de feuilles, aux nombreuses lignes d’écriture, souvent rayées, tachées d’encre, et rongées par l’humidité. Il y avait aussi, dans le petit coffre, des dizaines de plumes d’oie usées, taillées à qui mieux-mieux.

« Quel écriveur ! » pensait-elle, combien pouvait-il y avoir de ces feuilles. Un poème sur le coquelicot, un autre sur l’aube, mais aussi des notes sur le Vieux Sorel, sur les travaux des champs, sur les insectes ! Quelle imagination ! Et un magnifique poème sur une fée de la forêt… une sylvie ! Ou plutôt, plusieurs poèmes sur cette sylvie, des tas de poèmes sur cette sylvie ! Elle lisait à la va-vite, le cœur battant :

 

Sylvie

Si tu savais, sylvie, ce que dans cette forêt
je m’épanouis : je pense à toi sans arrêt
Et si je te croisais au détour d’un chemin
tu ne reconnaîtrais plus ton frère, ton Gamin !

 

ou encore :

 

Tu es la seule qui me comprend, et me guide
Tu es ma fée, Sœur, ma sylvie, ma sylphide
Ma vie ! & je ne peux confier le remords
Qui me ronge ! Tu es ma vie et je suis mort !

 

Violette pleurait, en silence. Elle ne comprenait pas ce qu’elle lisait, elle ne connaissait pas tous les mots, mais sentait combien ceux-ci la touchaient, elle sentait combien elle était émue et bouleversée.

Ce n’était pourtant pas possible ! Il ne pouvait s’être échappé sans lui avoir avoué… confié… ce secret… Mais quel secret ? De quel remords parle-t-il ? Et elle s’effondra un instant, de grosses larmes brouillaient ses yeux et venaient s’écraser sur les feuillets, se mêlant à l’encre des poèmes…
Elle se ressaisit. Les sylvies vivent dans la forêt non ? C’est là la dernière fois qu’il a été aperçu. Du nerf ma fille ! s’encouragea-t-elle. Elle décide donc de se mettre en route. Elle savait les endroits favoris de Gamin, elle y a couru. Une espèce de cabane, ou une grotte, adossée à une roche et surplombant modestement un petit bois où se trouvait une maisonnette de bois.

 

2. Dans la cabane, ou la grotte, il n’y avait pas d’indice frappant. Une bûche, et l’empreinte d’un ancien feu, des bois noircis, des traces de pas peut-être… Et contre le fond, une lourde pierre posée sur deux rondins, comme un banc… ou une cachette ?

Après beaucoup d’efforts, elle parvint à remuer la pierre. Ô surprise, bien coincée entre le bois et la roche, une nouvelle petite boîte de fer, une boîte fabriquée de bouts d’acier, de vieux outils, de vieux débris agricoles. En ouvrant la boîte, elle trouva encore des poèmes, d’autres poèmes, aussi tristes que beaux, et puis deux objets qui attirèrent son attention. Une clef, et une enveloppe dans laquelle se trouvait une drôle de gravure dont elle ne savait pas ce qu’elle pouvait bien représenter : des taches vertes, des traits noirs, de petits carrés éparpillés, et quelques mots : forêt de F., chemin royal, Seine… elle ne comprenait rien.

Lorsqu’elle sortit de la pénombre de l’abri, elle entendit du bruit non loin. Elle se pencha sur la petite vallée et sa cabane : un homme était là, qui coupait du bois. Elle décida de lui poser des questions, et descendit vers lui.

Lorsqu’il l’aperçut, il la héla : « Eh bien petite, qu’est-ce que tu fais dans les parages ? Tu t’es perdue ? » Et comme elle approchait : « Oh mais je te reconnais : tu es la fille du vieux Sorel de Celle. Alors dis-moi, que viens-tu faire ici ?
— Bonjour monsieur. C’est-à-dire que… eh bien voilà : je cherche mon frère, qui a disparu.
— Ton frère a disparu ? Tu veux dire qu’il n’est plus rentré à la ferme ?
— Non il n’y est pas… Les miens commencent à envisager le pire.
— Mais ton frère… je le connais ? N’est-ce pas un petit enfant ?
— Je ne sais pas, je ne pense pas. Mes frères plus jeunes ne s’éloignent guère de ma mère. Ce n’est pas exactement mon frère, c’est un garçon qui a mon âge et qui vit avec nous, un orphelin. Mais vous ne le connaissez pas si vous n’avez pas vu mon père depuis quelques années.
— Ah oui, j’ai entendu dire que le vieux Sorel avait recueilli un pauvre hère comme palefrenier… Ce serait lui ?
— Oui, à peu près de mon âge… à tout hasard, l’auriez-vous vu ces jours-ci ?
— Eh bien, je ne sais pas si c’est lui, mais j’ai effectivement hébergé quelques temps un jeune homme qui semblait fort mal en point : hâve, émacié, amaigri. Je l’ai requinqué un peu, puis il m’a accompagné pour une livraison de bois vers la ville. Il m’a dit qu’il voulait la voir enfin…
— Il serait donc à Paris ?
— À ce qu’il paraît.
— Merci, oh merci, vous êtes formidable !
— Mais je… »

Violette courait déjà et entendait à peine le vieil homme.

« Fais attention à toi », cria Narcisse. Mais elle ne l’entendait déjà plus.

 

3. Violette trouva un moyen d’embarquer sur une péniche, que de jeunes poètes un peu zazous utilisaient de Valvins à Paris. Son air triste et son désespoir n’y avait pas été pour rien. L’un des poètes, Stéphane, avait tout de suite vu en elle la nécessité de l’entraide. Ils la laissèrent aux portes de Paris, peu après le village de Charenton, et elle se débrouilla tant bien que mal à pénétrer dans la ville grouillante et fumante. Son cœur battait très fort, à perdre haleine elle avançait, portée par de nouvelles forces inespérées.

Venir à Paris ne lui aurait jamais traversé l’esprit avant ces aventures ! Il fallait trouver un indice, un moyen de mettre la main sur le passage de Gamin… mais comment faire dans une si grande ville ? Tout n’était que chahut et cahot, et tohu-bohu, vacarmes, cris et agitations. Tout était mouvement : c’est donc ceci la ville lumière, de grandes maisons qui partout bouchaient le ciel, sans parler du noir de suie, de la boue dans les rues souvent sans pavée, de l’odeur de brûlis mouillé, de ce constant brouhaha qui rompait la tête !

Où pouvait-il être ? Où pouvait-elle bien trouver Gamin dans ce labyrinthe ? C’est alors qu’une voix l’appela : « Hé, gamine, qu’est-ce que tu fais dans ce dédale ? Tu t’es perdue ?
— Pardonnez-moi monsieur, je cherche mon frère, il a à peu près ma taille, il s’est enfui de chez nous, mais je ne sais pas par où commencer…
— Tu pourrais aller à la police, mais ils te prendront sûrement pour une vagabonde, avec l’accoutrement que tu as, ha ha ha ha ha ! »

Les badauds s’étaient attroupés, et riaient de bon cœur, avec malice, sans doute, mais sans méchanceté. Une voix grave d’homme mit un terme à ce petit cirque.

« Tu dis qu’il est à peu près comme toi ? Un gamin hagard, un peu perdu, habillé en petit paysan ?
— Oui, c’est lui, c’est sûrement lui !
— Eh bien c’est certainement le gamin que j’ai nourri ces derniers jours : sauvage, les yeux noirs, toujours la tête dans la lune ?
— Oui c’est lui ! C’est lui !
— Va voir près du fleuve, c’est là qu’il a établi son… campement de fortune.
— Oh merci ! Merci monsieur ! Monsieur ?
— Valjeanjean, c’est un surnom qu’on m’a donné. Je m’occupe des jeunes orphelins dans le quartier. Si tu as besoin de moi, je suis là – au fond de cette ruelle… »

 

4. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ! C’est au bord du fleuve que serait Gamin ! Le seul puits de nature de la ville, les flots de son imagination, il devait certainement se trouver dans l’un de ces endroits isolés et magnifiques ! Oui ! Une île ! Mais l’Île de la Cité est bien trop fréquentée, et c’est encore pis pour l’Île Notre-Dame… Voyons ! Mais bien sûr, l’Île Louviers, vers la Bastille ! C’est là que Gamin a posé le pied, pour la première fois, dans la capitale ; tout le bois qui s’y trouve, en plus de l’isolement, ont dû lui donner un environnement propice à ses divagations !
Elle court vers l’île en face de l’Arsenal, et traverse prestement la passerelle de l’Estacade…
Elle n’aimait pas ce lieu désolé : de nombreuses grumes étaient disposées çà et là, des enchevêtrements de planches, de branches, de débris de bois formaient d’imposants tas qui étaient destinés au feu. Personne ne venait s’y promener et, même de nuit, l’endroit restait désert.
Parfait pour un cœur sauvage comme celui de mon petit frère !

Elle le trouva en effet, à l’extrême pointe de l’île, assis sur une espèce de petit môle de bois à peine consolidé de pierres. Les yeux plongés dans l’eau. Elle l’observa un moment avant de l’interpeller. Il semblait plus mince, plus grand aussi, plus mûr… Il était tout à l’eau bouillonnante, verte, de la Seine. Le soleil irisait l’eau et, renvoyé par elle, donnait à sa silhouette comme une aura magique.

« Gamin ! »

Il se retourna.

« Ma sœur ! Ma vie ! Mais… »

Ils s’embrassèrent longuement.

Elle avait froid. Il était froid.

« Tu dois te réchauffer, te mettre à l’abri… » Il semblait distant, étrangement absent… « Oui… », il hésitait. « Ma sœur, je dois te parler… »

 

5. La Seine charriait des milliers de litres d’eau, son mouvement était impressionnant, celui d’un dragon jamais tranquille.

« L’eau de notre rivière se retrouve ici, vois-tu, mêlée aux eaux de toutes les rivières voisines… et toutes ces eaux, toutes ces rivières mélangées, tressées en un unique fleuve puissant, ont une seule et même fin… »

L’eau le fascinait… Plus que l’eau, le fleuve, en réalité. L’eau sale ou l’eau claire, l’eau fragile et l’eau puissante. Comme il avait terminé de lui raconter ses aventures, il lui demanda qu’elle accepte qu’il lise un nouveau poème, précisément sur la rivière. Elle acquiesça.

 

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Troisième tombeau d’Anatole

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ici chaque auteur et chaque lecteur est libre de réciter, improviser ou déposer
le texte poétique de son choix

 
 
 
 
 
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7. Après ces derniers mots, Gamin se sentit comme vidé de toute son énergie. Il s’assit sur des rondins à proximité, de nouveau les yeux qui se noyaient dans l’eau du fleuve. Violette avait compris qu’il s’était passé quelque chose, que Gamin n’était plus le même.

Entrons dans sa tête et voyons les indices qu’elle a réunis.

  • • Sa disparition ;
  • • il a changé : il semble plus grand, plus mince, plus mûr ;
  • • il est seul ici, et semble apprécier de rester souvent seul ; même dans la ville il s’isole ;
  • • sa démarche est lente mais nerveuse à la fois ;
  • • ses vêtements sont déchirés ;
  • • il boîte mais ne sait pas pourquoi ;
  • • il est froid, son corps est froid, même s’il ne semble pas en souffrir ;
  • • il a des cicatrices : celles-ci ne semblaient pas aussi visibles avant ;
  • • il se semble pas ressentir de douleur ;
  • • il n’exprime aucune émotion ;
  • • son teint est pâle, et ses yeux comme transparents ;
  • • il se sent différent mais ne sait pas pourquoi ; il peine à s’exprimer mais communique avec la nature, il aurait parlé à un hibou !
  • • il ne voit pas son reflet dans le fleuve ;
  • • il ne reconnaît plus la forêt qu’il apprécie tant mais semble connaître une ville où il n’est jamais allé ;
  • • il se déplace si vite qu’on pourrait croire qu’il traverse les murs ;
  • • il rêve souvent à des fantômes ;
  • • l’aura magique de sa silhouette ;
  • • il hésite à me parler ;
  • • la tristesse de ses poèmes ;
  • • « Tu es ma vie et je suis mort » ;

Un fantôme, Gamin serait… un fantôme !

 

8. Il est temps, ô lecteur, de te révéler la vérité… Comme tu l’auras compris, Gamin est un fantôme ! Il y a plusieurs raisons qui l’ont conduit à cet état d’entre-deux.

Un fantôme est quelqu’un qui n’a pas les attributs d’un être humain, il a un caractère un peu différent. Son mode de vie est différent aussi. Selon les versions que tu pourras trouver, on dit que l’apparence des fantômes est variable.

Être un fantôme c’est être noir d’esprit, vivre dans le sombre. Il n’a plus de joie de vivre, du moins en partie puisqu’il est mort d’une certaine manière. Il est un mort coincé dans le monde des vivants. Mais tout n’est pas toujours aussi simple que l’on croit… Il n’est pas aux Cieux mais ici-bas, coincé chez les âmes vivantes. Il n’a été accepté nulle part, le diable ni personne d’autre n’a voulu de lui.
Drôle de fin pour un enfant. Le fantôme est généralement solitaire, raison pour laquelle Gamin est souvent seul et a peur des autres.

Il a été traumatisé par quelque chose qu’il aurait vu. Le problème c’est que personne ne saurait dire quoi. Quelle funeste destin pour un enfant.

Pas de mort, pas de repos.

 

9. Violette souhaite entraîner Gamin dans un endroit calme pour discuter. C’est alors qu’il lui révèle toute son aventure et le mal-être qui l’envahit depuis le début. À nouveau, il se sent vidé de toute émotion, de toute énergie, comme si son corps l’abandonnait. Une étrange impression de déjà vécu !
« Viens, Gamin, j’ai besoin de te montrer quelque chose. »

Elle le prend par la main, le conduit à l’extérieur de la ville, par les chemins traversiers, les campagnes, les garennes ; c’est l’affaire de quelques kilomètres, une paire d’heures, jusqu’aux environs du village de Charenton par où les poètes l’avaient laissée, et qu’elle avait eu le temps de connaître pour y avoir dû dormir ; elle avait repéré ce hameau qui semblait abandonné. Près d’une fontaine se trouvait un petit cimetière ombragé.

Là, ils s’approchent d’un grand chêne séculaire sous lequel se trouve un tombeau en ruine, couvert de mousse et de feuilles mortes.

Violette souffle sur la pierre tombale et découvre des inscriptions mystérieuses, incompréhensibles pour elle. Mais c’est autre chose pour Gamin : tout est limpide et le message fait sens.

 
Quand tu décrypteras ces signes, dedans tu repartiras ! A quelques pas, un iris tu ramasseras. Puis l’écorce tiède du grand chêne tu caresseras, et enfin ton histoire tu te réapproprieras.
 

C’est alors que Gamin revit ses derniers instants : mais, oui, tout lui revenait : « les chevaux qui avançaient à bon train lorsque une meute de loups affamés avait surgi du noir de la forêt et effrayé la charrette qui avait basculé et envoyé tous les passagers, moi et mes parents, dans un ravin profond. Personne n’avait survécu à ce terrible accident. Mais… mais alors… »

Gamin abasourdi par cette révélation sur laquelle sa mémoire avait tiré un voile noir jusqu’à ce jour, ramasse l’iris nécessaire à sa traversée, et se dirige vers le grand chêne, et Violette le suit des yeux et voudrait l’encourager. Comme il effleure l’écorce, un escalier mystérieux s’ouvre devant lui, comme par magie. Le moment est venu de quitter Violette, qui reste bouche bée, aussi éberluée que confiante, malgré l’horreur de la situation.

Gamin avance lentement vers l’ouverture, se retourne, et murmure : « Merci de m’avoir accompagné sur cette voie de la paix et de ma liberté retrouvée. À bientôt, sans doute », et il lui fit un clin d’œil.

Longtemps Violette resta devant le chêne, qui avait repris son apparence normale. Elle l’avait sauvé, parce qu’elle avait compris sa douleur. Elle avait accepté sa mort, pour que lui-même se rende à elle.

 

 

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