Note sur la distinction
L’un des principaux points d’achoppement des discussions qui relĂšvent de la contre-culture en gĂ©nĂ©ral, et de l’esthĂ©tique en particulier, concerne la fameuse barriĂšre Ă©tanche entre le bon goĂ»t et le mauvais goĂ»t. Au-delĂ du simple goĂ»t personnel, qu’on Ă©vacue gĂ©nĂ©ralement assez vite (« vous savez, les goĂ»ts et les couleurs…») bonhommement, dans un grand Ă©lan de tolĂ©rance, on glisse assez vite dans une certaine hiĂ©rarchie des valeurs (culturelles ou esthĂ©tiques).
GĂ©nĂ©ralement en effet, les gens d’un certain niveau social ont la capacitĂ© de distinguer le vrai du faux, le bien du mal et bien sĂ»r le beau du laid. GĂ©nĂ©ralement ils ne se privent pas de le faire savoir. GĂ©nĂ©ralement aussi, il y a, plus ou moins clairement formulĂ©e, l’idĂ©e que les pauvres, les paysans, les petites gens, ne savent pas faire cette distinction â et que par consĂ©quent leur goĂ»t est au mieux kitsch (assiettes dĂ©corĂ©es, nains de jardin), au pire Ă chier (Michel Sardou) voire politiquement discutable (football ou Jeanne d’Arc, en tout cas trop proches des prĂ©occupations de âdroiteâ ou d’ âextrĂȘme-droiteâ).
C’est ainsi que les tenants du âbon goĂ»tâ (c’est-Ă -dire ceux qui savent, les illuminĂ©s) sont en mesure de faire la part des choses, et de sĂ©parer â par exemple â culture mainstream et contre-culture, c’est-Ă -dire la culture avec un grand C-bon grain de la culture de masse-ivraie, mais aussi de diffĂ©rencier cette mĂȘme culture-bon grain de toutes les sous-cultures-ivraies possibles.
J’ai exposĂ© dans Lettre Ă Nathalie Quintane la bonne surprise de la lecture du livre Les annĂ©es 10 que j’avais considĂ©rĂ© a priori comme un pur produit contre-culturel-bien-pensant-de-gauche, alors qu’il a le mĂ©rite, si on le lit bien, de pointer prĂ©cisĂ©ment ces questions politiques et culturelles qui m’animent ici, comme d’ailleurs le montre cet extrait choisi pour figurer en quatriĂšme de ouverture : « C’est tout de mĂȘme troublant qu’on ait Ă©prouvĂ© la nĂ©cessitĂ© de diviser la culture populaire en deux, histoire d’introduire un sous lĂ oĂč auparavant il n’y avait qu’un contre ».
C’est ainsi que l’on se surprend Ă tenir des propos qui semblent a priori contradictoires avec l’argumentaire ici dĂ©fendu et que l’on peut schĂ©matiser de deux façons, que je vais tĂącher d’illustrer avec deux anecdotes.
1. DĂ©fendre l’indĂ©fendable. Lorsque La grande bellezza est sorti, les spectateurs se sont d’emblĂ©e divisĂ©s en deux : ceux qui ont adulĂ© le film et ceux qui l’ont descendu en flĂšche ; les premiers ont soulignĂ© son invention formelle, les seconds ont insistĂ© sur sa vulgaritĂ©. Quant Ă moi, que ce genre de dĂ©bat laisse indiffĂ©rent, je trouvais effectivement que la virtuositĂ© du metteur en scĂšne et la qualitĂ© du jeu de Toni Servilio (pour ne citer que lui) Ă©tait malheureusement abĂźmĂ©es par l’absence de propos artistique 1 clairement perceptible, et par une volontĂ© trop criante d’en mettre plein la vue (dit autrement l’imaginaire fellinien a trop avalĂ© le propos) ; mais c’est typiquement le genre de film qui ne permet pas tellement d’avoir un jugement tranchĂ©, car nul ne peut nier que Sorrentino n’est pas un grand rĂ©alisateur. Aussi se retrouve-t-on a dĂ©fendre une Ćuvre qui par ailleurs nous laisse presque indiffĂ©rent, qui est trop longue et trop bavarde, et qui, de surcroĂźt ou plutĂŽt mĂȘme de maniĂšre inhĂ©rente, se place de maniĂšre ironique, voire cynique, au-delĂ des problĂ©matiques de la contre-culture (en cela qu’il est Ă©vident qu’elle en a compris les principes, et prĂ©tend en dĂ©noncer les travers, les impasses), alors mĂȘme qu’elle incarne âen pleinâ ces principes, travers et impasses. Ce positionnement absurde peut sembler contre-productif, mais on ne peut, en toute honnĂȘtetĂ©, simplement dĂ©foncer le film sous des prĂ©textes fallacieux qui nient les qualitĂ©s artistiques et s’aveuglent de bien-pensance. On trouvera la mĂȘme attitude par exemple avec les Ćuvres les plus âmarginalesâ, et par consĂ©quent les plus âau cĆurâ de la contre-culture, que sais-je, par exemple Dire Straits, le cappuccino du MacDo, Mummy ou La vie d’AdĂšle.
2. Tirer sur l’ambulance. Dans sa magnanimitĂ© compatissante, le sachant culturel va, parfois, Ă©lire des Ćuvres ou des auteurs, ou encore des courants entiers, voire des genres entiers, Ă son bon suffrage, et qu’il va Ă©riger en parangons de vertu culturelle ; c’est toujours cette mĂȘme acuitĂ© du regard qui autorise qu’on âsauveâ (parce qu’on sait), par exemple, le porno, le film de zombies, le football. Les exemples sont plĂ©thore, mais comme je rĂ©dige Ă©galement un texte contre l’inanitĂ© politique de certains de nos meilleurs penseurs ou acteurs de la culture, je voulais revenir sur cette phrase que j’ai trouvĂ©e chez l’un d’eux, et dont la naĂŻvetĂ© dĂ©note pour moi â mais peut-ĂȘtre me trompĂ©-je, du moins j’espĂšre vivement me tromper â une certaine suffisance (Ă moins que ce ne soit l’inverse) : « Games of Thrones est la preuve, sâil y avait encore besoin dâen fournir une, dâun retour thymotique2 de grande ampleur, aprĂšs les longues annĂ©es de la paix europĂ©enne. » A part le fait qu’extraire ainsi une citation d’un texte long et difficile, qui mĂ©rite une analyse poussĂ©e (celle donc qui est en cours d’Ă©criture) et non simplement ces lignes, est fĂącheusement rĂ©ducteur, on s’Ă©tonne de cette Ă©vocation de la sĂ©rie amĂ©ricaine pour illustrer la situation europĂ©enne3. Mais il est vrai qu’on entend maintenant cette rĂ©fĂ©rence (aux sĂ©rie amĂ©ricaines) de maniĂšre rĂ©currente. La part belle donnĂ©e par nos plus fins critiques Ă ces Ćuvres, gĂ©nĂ©ralement jugĂ©es les plus subversives, telles que Games of thrones ou House of cards, se paient le luxe d’en pardonner l’imaginaire tout Ă fait classique, opĂ©rant du moins sur des moteurs individuels tout Ă fait classiques : le sexe, la violence, la fourberie, etc. Je veux dire que la qualitĂ© formelle ou la complexitĂ© du rĂ©cit â par exemple â ne doivent pas, ne devraient pas nous faire oublier que ces Ćuvres demeurent des produits façonnĂ©s pour nous coincer devant un Ă©cran, exciter nos dĂ©sirs, favoriser la libĂ©ration d’ocytocine, et ce au dĂ©triment de leur vrai propos artistique (souvent inexistant) et surtout de leur rĂ©elle capacitĂ© subversive (le recours aux corps nus, aux pratiques sexuelles jugĂ©es dĂ©viantes, n’Ă©tant jamais rĂ©ellement mis en question d’un point de vue artistique ou formel). Pour le dire autrement, je trouve peu constructif de dire que l’invention cinĂ©matographique n’est plus prĂ©sente que dans les sĂ©ries amĂ©ricaines, de mĂȘme qu’il me semble peu constructif de rechercher du renouveau (politique ou artistique) dans les vieilles lunes consumĂ©ristes (Ă©teignoirs des consciences).
- Pour voir ce que j’entends par lĂ , voir Les critĂšres objectifs de la crĂ©ation, Ă©crit avec Gilles Amiel de MĂ©nard â qui n’est jamais loin dans ces rĂ©flexions. ↩
- Le thymos Ă©tant selon l’auteur « lâhonneur, lâorgueil, la fiertĂ©, la colĂšre ». ↩
- Et l’une des scies habituelles de la paix europĂ©enne, sans doute grĂące au projet d’Union europĂ©enne. ↩